CHAPITRE XIV

Chroniques mytanes (extraits).

« La leçon mytane », d'Ikhan En Sue.

 

 

On a peine à imaginer, au vu des pouvoirs qu'il possédait et des travaux qu'il était seul à comprendre, que Nadija Sin se contenta de rester, non pas dans l'ombre mais à la solde de ses maîtres ou, mieux encore, qu'il ne les renversa pas. Cette passivité est d'autant plus difficile à digérer que, derrière lui, s'activait toute une armée de mystes aux talents aussi divers qu'incontrôlables et que de nombreuses factions, incluant jusqu'à des evres, n'eussent demandé qu'à le suivre.

Quoique incroyable, l'explication est simple : avec les moyens mytans, les evres étaient littéralement invincibles, parce que immortels.

 

*

**

 

Audham baignait dans un bonheur suave qu'elle savait inadmissible mais dont elle était incapable de se détourner. Cette euphorie ouateuse n'avait qu'un nom : Nadija. Examinée sous n'importe quel angle, elle était amoureuse, irrationnellement, passionnément, magnétiquement. Rien ne l'intéressait plus, sinon la présence de Nadija, le corps de Nadija, l'intelligence de Nadija, la tendresse et l'amour infinis qu'il lui prodiguait.

Quand elle retrouvait son sens de la dérision, elle admettait qu'il la tenait d'abord par la queue. Tu es libido-dépendante, ma chérie, se raillait-elle. Et elle ajoutait invariablement : Mais le reste vaut le coup aussi. Donc, son myste était mieux encore que l'idéal masculin qu'elle n'avait jamais cherché, et la Fédération comme Mytale pouvaient attendre.

Il insistait beaucoup pour qu'elle ne se sclérosât pas là-haut, toute seule avec Husky, et l'emmenait chaque jour faire la visite de la Tour. Audh se sentait merveilleusement bien quand elle rêvassait à côté du harhksin, mais elle acceptait cette découverte de la Tour d'autant plus facilement qu'il s'agissait d'instants supplémentaires passés avec Nadija. Il lui avait montré les salles a-sensorielles dans lesquelles les mystes s'enfermaient pour affiner leur potentiel psionique. Il lui avait montré l'équipe de braines et de mystes qui travaillaient au déplacement d'objets dans l'hyperespace, celle qui se consacrait au transport d'êtres vivants, celle qui cherchait à décrypter l'hyperespace pour localiser les mondes habités (c'était elle qui avait repéré l'astronef fédéral), celle qui améliorait les dugs, celle qui jonglait avec l'A.D.N. de cobayes de toutes les castes, et d'autres encore aux recherches moins fondamentales, voire moins importantes.

Étage après étage, il lui avait dévoilé la Tour dans toute son obsession « scientifique », souvent empirique, souvent aveugle, mais motivée par cette même soif de connaissance qui animait les chercheurs de la Fédération.

— Cela ne nous disculpe pas des horreurs qu'en font les evres, disait-il, parfois amer, parfois enthousiaste, mais nos travaux sont les fruits d'une seule passion : le savoir.

— Truisme, répliquait-elle. Les scientifiques cherchent pour chercher, souvent avec un souci humanitaire. Les politiques appliquent avec la seule intention de perdurer et de dominer, généralement par des moyens militaires.

— Un jour, nous les arrêterons.

Audh eût bien aimé le croire, mais sa cécité affective ne l'abêtissait pas complètement : le changement ne venait jamais des chercheurs, ni des ingénieurs. À la rigueur, il naissait des artistes et rebondissait sur les opprimés pour que les démunis l'imposent ; souvent, il venait d'autres politiques, des qui ratissaient plus large, des dont la mégalomanie était pavée de bonnes intentions, les futurs jumeaux des despotes qu'ils avaient déposés. Mytale manquait singulièrement d'artistes, à moins qu'à leur façon, les nones et les illes en fussent.

Un soir, après et avant l'amour, Nadija lui demanda de s'asseoir en face de lui, dans la lumière d'une lampe à tan, et lui prit les deux mains.

— Demain, tu vas avoir la visite de Sehang-evre, annonça-t-il, le timbre sévère. Je ne peux pas le faire poireauter plus longtemps. (Sa voix se fit désolée.) Je n'y assisterai pas, il s'est arrangé pour que je sois convoqué par ses pairs. Ne le touche pas, ne le regarde pas dans les yeux, refuse de quitter notre appartement (il avait dit notre !), garde Husky à côté de toi. Quoi qu'il dise, ne fais rien, nous en parlerons quand je reviendrai. Garde toujours présent à l'esprit qu'il a près de deux mille ans, qu'il est maître en hypnose et que son seul objectif est de gouverner seul.

 

*

**

 

Ce fut Ronan qui introduisit l'evre sur la terrasse. Il ne dit rien et s'éclipsa après avoir, d'un geste discret, conseillé la prudence à Audham. Elle était assise sur un banc de pierre, Husky à ses pieds. Ce ksin était un mystère pour elle : il manifestait le plus profond dédain à son égard mais faisait tout ce qu'elle attendait de lui… à condition que Nadija l'y eût préparé.

Sehang était ce qu'elle attendait, en pire. Techniquement, d'où qu'on l'observât, c'était un cyborg poussé à l'extrême de ce qu'était capable de produire la cybérurgie. Des orteils à la fontanelle, tout son corps était assisté et protégé d'une armature intelligente en… probablement en plastacier. Il n'avait plus un centimètre carré d'épiderme qui ne fût pas synthétique et la totalité de ses nerfs devait être en fibre optique, mais il donnait plus l'impression d'une expérience ratée – quelque chose comme une créature de Frankenstein vu par un cubiste –, que celle d'un semi-androïde convenablement usiné. Son crâne était pris – pas seulement enfermé – dans un casque de carbonite qui se prolongeait en pointe le long de sa colonne vertébrale, dans une matière tout aussi carbonée mais plus souple ; ses membres étaient striés de câblages rigides lui tenant lieu de musculature, qu'actionnaient des ensembles informatisés plaqués à chacune de ses articulations. Il cachait son torse sous une tunique ample dont les manches lui couvraient jusqu'aux doigts, apparemment gantés de prothèses métalliques. Bref, Sehang n'avait plus beaucoup d'humanité biologique : son cœur, son foie, son estomac avaient sûrement été remplacés par des usines électrochimiques, et son névraxe devait être assisté d'un computer organique. Jusqu'à sa voix, qui jaillissait d'un vocodeur implanté dans son larynx.

— Je comprends Nadija, furent ses premiers mots. Vous êtes belle. (Il s'était planté debout, à cinq mètres d'elle – ou du harhksin – et la dénudait sans vergogne du regard.) C'est lointain, mais je peux encore me souvenir du plaisir qu'il prend à vous posséder.

Audh se trouva en panne de riposte tant cet abord (abordage ?) la laissa interdite.

— Rassurez-vous, je ne suis pas venu fantasmer. (S'il souriait, cela ne risquait pas de se voir.) À mon plus grand regret, j'ai peu de temps… Vous excuserez ma brutalité et le peu d'explications que je vous donnerai.

— Abrégez, Sehang-evre. (Audh récupérait une partie de son à-propos.) Ces préambules écourtent notre entretien.

L'evre ne se formalisa pas.

— Vous avez raison, convint-il. J'en sais autant que Nadija sur vous, mais lui l'ignore…

— Des mouchards !

— Exact. Contre cela, ses pouvoirs sont inutiles.

— Vous avez conservé suffisamment de technologie pour maîtriser vos sbires, n'est-ce pas ?

En guise d'acquiescement, Sehang hocha le casque.

— Nadija a raison, je cherche à subtiliser le pouvoir à mes semblables… Je ne vais pas chercher à vous convaincre que mes intentions sont humanistes. Pourtant, elles le sont, je veux simplement que vous le sachiez.

— Le sujet est clos.

— Vous ne me croyez pas, je le sais, comme je savais avant de venir que, lorsque vous le ferez, il sera trop tard. Aujourd'hui, je joue des cartes inutiles, mais il faut les jouer sinon je m'en voudrais. Réveillez-vous, Audham, réveillez-vous vite.

Audh éclata de rire.

— Je ne dors pas Sebang, je suis…

— En vacances et j'en profite pour rêver un peu.

Audh en garda la bouche ouverte plus de dix secondes. L'evre avait dit mot pour mot ce qu'elle allait prononcer.

— Je sais très exactement ce que Nadija vous a implanté dans le subconscient, et j'ai assez d'expérience pour deviner chacune de vos pensées, paroles et actions. (Sehang n'avait pas bougé d'un millimètre, il s'était statufié.) Vous êtes sous contrôle psychique permanent, Audham En-Tha… (Elle allait encore l'interrompre. Il répondit à sa réplique avant qu'elle la formulât :) Non, je ne suis pas télépathe, c'est bien Nadija qui s'est introduit en vous et qui vous manipule. Moi, je connais Nadija et j'interprète vos réactions en fonction de mon savoir. Il est facile de lui échapper, il suffit de prendre conscience de sa duplicité.

Seulement Audh n'avait conscience que d'une duplicité, celle de l'evre. Intérieurement, elle souriait. Extérieurement, elle verrouilla ses traits sur une absence totale d'expression. Elle baissa tout de même les yeux pour cacher l'étincelle d'amusement qu'elle savait s'y trouver – et respecter le conseil du myste – et tomba sur le flanc d'Husky. Instinctivement, elle tendit la main pour le caresser. Il tourna juste le crâne, très vite, et cracha un avertissement mortel. Elle fit plus que sursauter.

— Le harhksin aussi se joue de vous, insista Sehang. Comme son maître. Vous n'avez même pas perçu cela, n'est-ce pas ? (Le vocodeur avait l'air dépité.) Il s'est pourtant trahi en vous parlant de microtélékinésie… Qu'avez-vous cru ? Qu'il se vantait ? Que le collier suffisait à mater un ksin ?

Le cerveau d'Audh refusait d'enchaîner les idées et les déductions, il était pris de panique. Je ne dois pas le laisser gagner sur moi ! se rebella-t-elle. Il m'hypnotise… Oh ! Nadija, viens à mon aide !

— Husky est le premier survivant d'une longue série de cobayes, poursuivait Sehang. Des ksins et des harhksins traités avec les pires mutagènes ramenés de Sylvair, affaiblis, maltraités, torturés pour diminuer leur réfraction psi, cassés jusqu'à la mort. Nadija a tout essayé, jusqu'à dépecer un ille, lamelle après lamelle, pour déconnecter l'empathie de son ksin… C'est l'empathie de l'espèce qui le gênait. Il y est parvenu sur celui-là.

Audh se braquait de plus en plus contre les paroles de l'evre : ce n'était pas un Nadija crédible qu'il lui présentait, c'en était même l'antithèse.

— Husky est comme vous : plus de libre arbitre, possédé, délesté de sa personnalité, privé de tout ce qui l'attachait à l'espèce. (Les mots coulaient d'eux-mêmes. Sehang ne prenait plus la peine de charger le timbre du vocodeur d'émotions.) Malheureusement, pour lui et la Citadelle, l'empressement de Nadija lui a fait perdre le plus intéressant : la symbiose. Alors Husky est là, au sommet de la tour, et les recherches continuent sur une trentaine de ses semblables à peine sevrés, dans le troisième sous-sol. Sous les prisons des cobayes hiumes, au même niveau que la cellule de votre ami Seddhi, que Nadija brise doucement et conserve à votre intention, au cas où.

L'esprit d'Audham se glissa entre son conscient et son subconscient pour tendre l'oreille, mais elle réussit à le déconnecter.

— Iodeki et Nadija ont lâché les sys sur vos amis, Audham. Ils se servent de vos informations pour les traquer et les éliminer. Des dizaines de milliers de « rebelles », toutes castes confondues, sont morts cette semaine. (L'evre ne parlait plus, il tirait à bout portant.) Je crois que vous connaissiez Agade-braine et Deg-myste… Comme tous les membres de leur communauté, ils ont péri voici cinq jours. (Il avait remis un peu de sentiments dans le vocodeur : un mépris fataliste pour celle qui laissait faire, Audham En-Tha.) Votre ami Lodh Ilodi Lodj a failli perdre un bras. Fyrh-ille s'est efforcé de le recoudre, mais l'opération laissera des séquelles, de toute façon. Que voulez-vous apprendre d'autre pour vous réveiller, Audham ?

Elle ne l'écoutait plus. Elle avait les yeux perdus à l'horizon, concentrés sur un nuage qui contournait la Citadelle. Elle ne voulait plus l'écouter. Mais elle l'entendait.

— Nadija vous garde en vie pour deux raisons. (Sehang frappait maintenant à la hache.) D'abord parce que vous êtes éminemment baisable et que vous tolérez tous ses caprices sexuels, ensuite parce qu'il n'est pas encore venu à bout de l'implant cérébral qui protège les données hyperspatiales de votre Fédération. Il agit sur deux plans : psioniquement, mais son espoir est presque anéanti, et affectivement… Un jour, de vous-même, vous lui direz ce qu'il veut savoir. Quand vous aurez parlé et qu'il sera venu à bout de ses fantasmes, il vous passera à Iodeki.

— Donnez-moi une preuve ! cria-t-elle sans le vouloir, se maudissant de cette faiblesse qui témoignait de l'emprise qu'il avait sur elle.

— Je n'en ai pas. Votre logique est trop forte et vous démontez tout ce que j'avance… C'est d'ailleurs facile, il vous suffit de croire que je suis le seul manipulateur de vos pensées. Personne ne peut rien pour vous, que vous. (Le vocodeur changea encore de tonalité.) Néanmoins, vérifiez la batterie de votre laser… Nadija l'a fait remplacer par une défectueuse.

Audh ne voulait pas vérifier. Elle ne le fit pas.

— Que puis-je faire ?

Ce n'était pas elle qui parlait, c'était la bête tapie au fond d'elle, celle qu'il y avait installée.

— Il y a une autre chose que Nadija ignore et qui le tracasse.

— Quoi ?

Cette double personnalité était insupportable.

— Il a trouvé en vous les traces d'un autre myste, quelqu'un qui vous a protégée et qui a placé des sécurités dans votre esprit. Il bute sur ces verrous hypnotiques et il ne sait pas qui les a posés. Sa seule certitude est qu'ils favorisent l'inviolabilité de l'implant, et il redoute qu'ils vous empêchent de prononcer ou d'écrire les coordonnées qu'il cherche. Ce myste pourrait le déjouer, ou du moins vous délivrer de son emprise le temps que vous vous repreniez. Donnez-moi son nom, je le contacterai.

Non ! hurla Audham intérieurement, pour empêcher le traître en elle de prononcer le nom qu'attendait Sehang.

« Jamais », voulut-elle répondre.

— Rib lorpal em Sal-la Danid, répondit-elle.

Et elle s'évanouit, succombant partiellement au suicide cérébral ordonné par le verrou de Rib, consciente que toute la manœuvre de l'evre avait consisté à lui faire lâcher ce seul nom. Sa dernière pensée fut pour demander pardon à Rib et à Nadija.

L'evre quitta la tour un quart d'heure plus tard, plus soulagé qu'exultant ; mais il exultait.

Le choix du Ksin
titlepage.xhtml
jacket.xhtml
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_000.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_001.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_002.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_003.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_004.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_005.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_006.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_007.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_008.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_009.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_010.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_011.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_012.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_013.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_014.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_015.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_016.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_017.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_018.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_019.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_020.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_021.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_022.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_023.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_024.htm
FNA_1832 - Ayerdhal-[Mytale 3]Le choix du Ksin_split_025.htm